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Interview Philippe Dufour: fait main dans la Vallée de Joux

Enfant de ce pays berceau de la complication horlogère, où la sérénité de la Nature permet la concentration extrême propice à la précision, cet horloger authentique, humain, se livre au cœur de son atelier… Hors du temps.

Par Benjamin Teisseire
Contributeur

Quel regard porte Philippe Dufour sur l’horlogerie aujourd’hui? Son évolution?

Elle est en évolution constante depuis 15 ans tant en volume qu’en prix… pour le même produit. J’ai l’impression qu’aujourd’hui beaucoup de marques ont du mal à justifier le prix de leurs productions. La qualité des garde-temps ne reflète malheureusement pas toujours la valeur intrinsèque de la montre. Le client achète une marque et tout ce qu’elle représente. La Suisse a trop «abusé», elle est en train de se brûler les doigts. Les canaux de distribution sont pleins, les marchés parallèles explosent. Il faut assainir le marché. C’est comme un être humain qui fait une dépression, si on lui trouve un remède miracle à mi-chemin, il va se remettre… mais il va toujours «pécloter» (boiter, ndlr). C’est pareil pour l’horlogerie, elle doit toucher le fond pour se remettre en question. Puis elle pourra remonter mais en sortant par le haut!

Il y a eu trop de tâches «parasites» qui se sont développées pendant les années fastes. Trop de marketing, de communication. C’est à cause de ça que les montres coûtent trop cher. Le produit ne représente qu’une petite partie du coût. Toute l’infrastructure qui s’est greffée autour pèse trop lourd. C’est cela qu’il faut nettoyer. Il faut peut-être baisser les volumes de productions. Faire moins mais mieux.

Montre Philippe Dufour

L’horlogerie suisse a-t-elle quand même encore des atouts?

Bien sûr, mais elle doit bien les exploiter. Il faut remettre l’humain au centre du produit. Aujourd’hui on utilise trop de «starlettes» pour vendre les montres, trop d’images. Mais de plus en plus, le client cherche la traçabilité, l’authenticité. Il veut savoir qui a fait sa montre, d’où elle vient, comment elle a été faite. Tout est «brumeux» chez les marques. On joue avec le feu là! On se gargarise de la nouvelle norme Swiss Made qui entre en vigueur en 2017. Mais c’est quoi? Je peux vous faire une montre Swiss made à 62% avec mouvement, boite, bracelet faits en Chine puis cadran et aiguilles suisses. Le risque est énorme si le client final commence à se plonger réellement dans le problème. 

On le voit partout, pas que dans le luxe, dans l’alimentaire aussi: les gens sont toujours prêts à payer plus s’ils savent vraiment d’où vient ce qu’ils consomment… et si la qualité est au rendez-vous. C’est ça le vrai Luxe! Le Swiss Made c’est une coquille vide. Il faudrait attribuer le label si 80% minimum des éléments qui composent la montre sont fait en Suisse, point final. Peu importe la valeur. C’est une tromperie. Je me demande même si je vais mettre Swiss Made sur mes prochaines montres, je vais trouver une autre appellation.

Mouvement Philippe Dufour

Que pensez-vous des smartwatches et de l’évolution actuelle de la haute horlogerie vers des montres hybrides?

Les smartwatches ont leur raison d’être, elles font partie de l’évolution technologique. Elles ont le mérite d’occuper les poignets des jeunes générations. Quand ils évolueront socialement et professionnellement, cela leur donnera peut-être envie d’aller vers du vrai. C’est clair que ça va prendre des parts de marché dans l’entrée de gamme, mais dans le haut de gamme je ne pense pas. En revanche, je ne suis pas pour mélanger les technologies. Je ne vois pas une montre hybride avec des finitions mains. La montre mécanique reste unique. Elle représente un savoir-faire vieux de cinq siècles. Elle incarne des notions de durabilité, d’intemporalité, de transmission qui sont à l’opposé du côté utilitaire, instantané et ‘jetable’ de la montre connectée.

Phillipe Dufour dans son atelier

Tout le monde parle de haute horlogerie aujourd’hui. La FHH a sorti sa définition. Qu’en pensez-vous?

Je m’y perds. Ça commence où et s’arrête où? On est en train de mettre des labels partout au point que l’on ne sait plus ce que ça veut dire, comme le Bio dans l’alimentation. Le Poinçon de Genève, le poinçon Patek, le poinçon Fleurier, le chronomètre superlatif, le chronomètre METAS… le client est perdu. La haute horlogerie ne veut pas forcément dire cher. La définition est un peu galvaudée de nos jours. Pour moi c’est avant tout un objet qui doit être émotionnel. Les finitions à la main lui confèrent un aspect toujours différent, unique. C’est ça la haute horlogerie, ça s’apparente à l’art et à l’émotion qu’il inspire. Voilà le vrai sens de ce que je fais. J’ai plaisir à faire mes montres et quand je vois le plaisir que cela peut apporter à d’autres, l’émotion vive, voire le bonheur que cela peut procurer, je me dis que ce que fais est juste.

Mouvement Philippe Dufour

Quels sont vos nouveaux projets?

Pas grand-chose en fait. J’ai encore quelques Simplicity à terminer et je viens de finir ma 6ème répétition minute grande sonnerie qui m’a demandé 2000 heures de travail manuel. Quand on fait tout à la main cela prend du temps. On n’est pas dans un processus industriel ici. 

Par exemple, on polit les moulures des pas de vis ou des rubis à la main avec une pointe d’ébène et un archet, comme au 19ème siècle. Mais le rendu n’a rien à voir. La vis ou le rubis est vraiment mis en valeur car la lumière se reflète parfaitement dans le poli miroir que l’on obtient ainsi. C’est la même chose pour les anglages des platines et des ponts. C’est simple en fait! J’ai fait 204 Simplicity en 12 ans et j’ai des demandes toutes les semaines pour en faire d’autres, toutes uniques, personnalisées avec telle couleur d’or, telle décoration… je vais peut-être finir par refaire une série. Il se peut que retourne à mes premiers amours en créant des montres de poche.

Philippe Dufour Grande Sonnerie

Et Time Aeon, le projet «Naissance d’une montre» (projet initié par Robert Greubel, Stephen Forsey, Philippe Dufour, Vianney Halter et Kari Voutilainen, ndlr)?

Le but du projet est de préserver des savoir-faire ancestraux de l’horlogerie. Au début, en 2009, les marques nous regardaient comme des hurluberlus à travailler avec nos micros burins, nos archets et tous nos outils d’un autre siècle. Aujourd’hui on y fait plus attention vu que la première montre école est partie sous le marteau de Christie’s pour 1,4 millions de dollars à Hong-Kong. L’industrialisation et l’automatisation risquent de faire perdre ces artisanats. Les sauvegarder est essentiel pour préserver l’art horloger. Beaucoup de grandes marques ne l’ont pas compris, mais nous sommes tous complémentaires.

Philippe Dufour au GPHG 2013

Heureusement les choses évoluent. L’ouverture du SIHH aux indépendants est une bonne chose. Et on a bien vu que c’était peut-être le Carré le plus actif du Salon. La créativité dans le pur respect des traditions ancestrales est une des plus grandes forces de l’horlogerie.

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Prix Gaïa 1998 – Philippe Dufour. Catégorie Artisanat-Création

Récompensé en sa qualité de créateur de montres à grandes complications auxquelles il donne une apparence extérieure...