Quand une marque nait sur le chemin de l'école
Pierre DeRoche souffle sa onzième bougie, mais avec son chronographe concentrique et ses secondes rétrogrades, la petite marque de la Vallée de Joux est l'héritière d'une longue tradition familiale.
La marque Pierre DeRoche, ce sont trois collections fortes (Split Rock, Grand Cliff et TNT), 300 montres produites par année et seulement deux (!) employés qui en sont en même temps les fondateurs: Pierre Dubois et son épouse Carole. En 2015, elle enrichit son catalogue d'une curieuse petite paire de montres, et décline aussi ses produits traditionnels dans des versions souvent plus féminines, Comme cette Grand Cliff épurée et son cadran nacre que seule vient griffer une discrète réserve de marché à sept heures. Car Pierre Dubois ne peut se résoudre à produire juste une montre trois aiguilles...
Le jeu de miroir de Bonnie and Clyde
Elles sont un peu comme le yin et le yang de l'horlogerie, ces deux nouvelles montres de la collection TNT. Le reflet fidèle mais inversé l'une de l'autre, la photo et son négatif, jouant toutes deux sur le contraste entre le noir et le blanc.
Voici donc «Bonnie and Clyde» dont le mouvement a subi un traitement galvanique, présentant une platine blanche et des ponts noirs, ou vice-versa pour la jumelle. Même jeu pour la lunette dont la résine a été mélangée à de la poudre de céramique pour la version blanche, ou de carbone pour la noire. Dans la même collection, la Royal Retro GMT propose à six heures un deuxième fuseau horaire réglable par demi-heure, répondant au besoin de quelques exceptions géographiques comme l'Inde, l'Iran ou le Venezuela.
Mais au fond, d'où sort cette marque née en 2004, et qui semble pourtant l'héritière d'une longue - et assez orthodoxe - tradition horlogère? Et comment ont surgi ses trois collections? Pour le comprendre, il faut revenir sur le parcours de son fondateur.
Du sport à l’horlogerie en passant par la finance
Ce n'est pas le voyage d'Ulysse, mais presque. Il en aura fallu du temps à Pierre Dubois, fils, petit-fils et arrière-petit-fils d'horloger, pour rentrer au bercail après avoir tout fait pour ne pas embrasser la profession! L'horlogerie, il connaît pourtant, il a grandi dedans, sa famille a fondé et dirige toujours Dubois Dépraz qui fournit en mouvements et complications nombre de marques établies. Il se rêve prof de sport, étudie trois ans pour y parvenir mais n'enseigne qu'une année.
«Comment transmettre sa passion à trente jeunes filles de quatorze ans dont l'unique objectif est de ne pas transpirer?» Fini le sport, il passe à la finance et trois nouvelles années d'études, cette fois à HEC Lausanne, avant de rejoindre le monde bancaire pour un bail de sept ans. Mais on n'échappe pas si facilement à son destin, et Audemars Piguet le contacte pour en faire son directeur financier. «C'est étrange, mais c'est ainsi, je suis entré dans l'horlogerie par la porte de la finance...» Il passera 14 ans dans la maison du Brassus qu'il finira par quitter. Pour sa femme Carole et lui, c'est le début de l'aventure Pierre DeRoche.
Nous sommes en 2004, et il installe ses bureaux à Le Lieu, dans la maison familiale de la vallée de Joux où il est né. Il lui faut un nom mais le sien, Dubois, est déjà déposé de toutes parts en horlogerie. Un souvenir d'enfance lui apporte la solution. Sur le chemin de l'école, un paysan du coin l'interpellait sans cesse: «Quand on s'appelle Dubois, on ne peut pas s'appeler Pierre, ce sont des matières qui ne se marient pas!» Ce n'est pas du marketing, c'est un vrai souvenir, assure-t-il avant de poursuivre: «du coup, il m'appelait Caillou de Roche.» Il teste ce nom auprès de son entourage, envisage «Pierre C. de Roche», mais le «C» de caillou passe mal, et il l'abandonne. La marque Pierre DeRoche est née.
Un chronographe concentrique dans les archives familiales
Il veut démarrer avec une montre qui sorte de l'ordinaire et la trouve dans les archives paternelles. En pleine crise horlogère, son père avait imaginé un chronographe (à quartz bien entendu, nous étions dans les années septante) qui réunissait en un seul point les indications heures, minutes et secondes, traditionnellement dispersées sur différents compteurs du cadran. Le produit était sorti mais n'avait eu aucun succès et était aussitôt retombé dans l'oubli. C'est l'idée qu'il lui faut. Avec son réseau de partenaires et la complicité active de la maison Dubois Dépraz que dirigent ses frères, il repense complètement le mouvement, en fait un petit bijou mécanique avec son chronographe concentrique qui forme comme un deuxième cadran à six heures, l'insère dans une boite rectangulaire et baptise sa montre Split Rock, la «Roche Fendue», en hommage à un lieu-dit de la Vallée de Joux.
Il crée aussi la Grand Cliff dans une boîte ronde: fonction rétrograde pour les heures du chronographe et compteur des minutes étalonné sur soixante, là où les chronographes sont habituellement conçus sur trente. «Cela permet de lire les minutes de la même façon sur la montre ou sur le chronographe, et d'éviter les conflits visuels.»
In mars 2005, il est à Bâle avec ses deux produits et ouvre cinq points de vente en dix jours. Pour les start-up de l'horlogerie, c'étaient encore les années fastes!
Les attentes du marché russe
La collection TNT est née un peu plus tard, à la demande de son plus gros marché, la Russie, qui réclamait une montre plus imposante, plus spectaculaire, «plus show-off», résume-t-il d'un mot. Pierre Dubois opte pour une boîte de 47 millimètres dans laquelle il intègre une complication inattendue. Il a toujours en tête le jeu des aiguilles rétrogrades qui lui plaisent tant, mais il veut aussi animer le cadran au maximum. Au lieu d'une grande seconde centrale, il dispose six petites aiguilles rétrogrades tout autour du cadran, qui courent chacune à son tour pendant dix secondes. «C'est le principe du passage de témoin en athlétisme», s'amuse celui qui fut brièvement prof de sports. Mais entretemps sont survenus la crise financière et ses séquelles, l'effondrement du rouble, la crise ukrainienne. Le marché russe pour qui il avait pensé cette collection est tombé à zéro. «Peut-être pas pour tout le monde, mais en tous cas pour moi!» Il offre donc à sa TNT une sérieuse cure d'amaigrissement et la sort en 43 millimètres pour le marché asiatique, et même en 42 millimètres dans sa version féminine.