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La chronométrie de marine au Japon

Les chronomètres de marine occupent une place à part dans l’histoire des garde-temps. Leur importance repose principalement sur deux facteurs que le cas de l’industrie horlogère japonaise met parfaitement en lumière. Moteur

Par Pierre-Yves Donzé
Historien

Deux facteurs? D’abord les chronomètres de marine sont des instruments de navigation essentiels pour les nations maritimes. Ce n’est pas un hasard si c’est un Britannique, John Harrison, qui en est l’un des principaux concepteurs au 18e siècle. Mais aussi, et c’est le deuxième facteur, la nécessité de produire des horloges de haute précision permet à ceux qui les fabriquent d’acquérir des savoir-faire qui rendent ensuite possible le lancement de montres de qualité. Deux dimensions que l’horlogerie au Japon illustre parfaitement.

John Harrison

Maîtriser la navigation en haute mer

Durant la période Edo (1600-1853), les shoguns Tokugawa avaient interdit la navigation en haute mer et contrôlaient strictement les relations du Japon avec l’étranger. Aussi, lorsque l’archipel nippon s’ouvre au commerce international, la maîtrise de la navigation devient un enjeu fondamental.

Utagawa Toyokuni I (1769-1825) © Honolulu Museum of Art Allure

En conséquence, en 1862, les autorités japonaises envoient en Hollande Norichika Ono, employé du Bureau gouvernemental des calendriers, pour y apprendre la chronométrie de marine. Issu d’une famille de fabricants d’horloges japonaises (wadokei), Ono a lui-même un fils, Noriyoshi, qu’il envoie en Suisse en 1877, pour y suivre les cours de l’Ecole d’horlogerie de Genève. Après avoir travaillé chez Patek, Philippe & Cie, il revient au Japon au début des années 1880 et travaille dans une fabrique d’horlogerie à Osaka, qui ne parvient cependant pas à durer.

Montre Wadokkei Temporal Hour

Malgré l’intérêt de la famille Ono pour l’horlogerie, il n’y a alors pas de transfert de technologie vers le Japon en ce qui concerne les chronomètres de marine. Il s’agit d’instruments d’une grande complexité et la Marine impériale se fournit auprès de fabricants européens, principalement Nardin, au Locle, depuis les années 1890.

Montre Kubota 

Une demande militaire en hausse

Toutefois, l’impérialisme et les guerres font apparaître la nécessité de produire des chronomètres de marine au Japon. La Marine entend bien ne plus dépendre de l’étranger et sécuriser son approvisionnement en instruments de navigation. 

Chronomètre Japanese 56-Hours Marine

Dans un premier temps, c’est un ingénieur de l’Observatoire central météorologique, un dénommé Gunji Okada, formé à l’Université impériale de Tohoku, qui est choisi. En 1928, il est envoyé en séjour de formation en Suisse, d’abord à l’Ecole d’horlogerie de Genève, puis chez Nardin. L’accueil d’un jeune Japonais entraîne en 1936 la vive réaction de la Chambre suisse d’horlogerie, qui fait des remontrances à ces deux établissements, l’Ecole d’horlogerie de Genève répondant ironiquement que «si le Japon n’a que des Okada pour fabriquer des chronomètres, la Suisse ne risque pas grand-chose.»

Cependant, à son retour au Japon en 1932, Okada avait réintégré son poste à l’Observatoire. Encouragé par la firme Mitsui Trading, qui envisage depuis 1936 le passage à une production industrielle, Okada travaillait à la mise au point de divers instruments de mesure, parmi lesquels un chronomètre de marine, dont le prototype est présenté en 1939. Malgré cet indéniable succès technique, il ne peut répondre seul à la demande militaire. C’est donc une entreprise horlogère qui se lance dans cette production: Seiko.

Manufacture Seikosha Clock en 1920

Fondé en 1881, le groupe Hattori & Co., connu sous le nom de sa marque Seiko, entreprend des recherches dans le domaine des chronomètres de marine en 1941, sous la codirection de Ryuzo Yamada et de Saburo Sato. Deux ans plus tard, en 1943, l’entreprise présente un premier prototype, qui est l’imitation d’un chronomètre Nardin. Au total, environ 500 pièces, destinés à la Marine, sont fabriquées jusqu’au bombardement de l’usine en 1945.

Kintaro Hattori

L'héritage de la guerre

Chez Seiko, la production de chronomètres de marine ne reprend pas après la guerre, les horloges électriques étant désormais utilisées comme instruments de navigation. Cependant, l’expérience acquise dans la conception et l’assemblage de garde-temps d’une extrême précision est mise au service du développement technologique de Seiko. 

Manufacture Seikosha en 1930

Yamada poursuit sa carrière chez Daini Seikosha, la fabrique de montres du groupe. Il supervise l’assemblage des prototypes et la surveillance de la qualité des pièces à la fin des années 1950. Sa principale œuvre est la direction du groupe chargé de l’assemblage des chronographes développés pour les Jeux Olympiques de 1964. En 1961, il est en effet chargé par la direction de Seiko de mettre au point un chronographe de sport sur la base d’un modèle Omega.

L’année suivante, Yamada présente son prototype, qui est soumis en 1963 au Comité international olympique et qui fait de Seiko le chronométreur officiel des jeux. Il s’agit d’une opération de communication parfaitement réussie, les ventes de Seiko s’envolant sur les marchés mondiaux après 1964

Seiko, chronomètreur officiel au Jeux Olympiques de Tokyo en 1964 

Quant à Sato, il continue ses activités de développement de produits. Parallèlement au développement de chronomètres de marine, il avait en effet conçu diverses montres de haute précision durant la guerre, notamment des modèles destinés aux officiers, sur la base de montres Longines et Nardin. Sa maîtrise technique l’amène ainsi à poursuivre son travail dans le même domaine après 1945. Promu directeur de la production en 1947, puis du département technique (1950) et enfin de la recherche et développement (1960), il entre au conseil d’administration de Hattori & Co. en 1961. Il est ainsi l’un des principaux responsables de la conception des montres mécaniques Seiko qui viennent mettre en cause la domination exercée alors par les horlogers 

Pour en savoir plus: Pierre-Yves Donzé, «Rattraper et dépasser la Suisse»: Histoire de l’industrie horlogère japonaise de 1850 à nos joursPublié à Neuchâtel: Alphil, 2014.

Version anglaise: Pierre-Yves Donzé, Industrial Development, Technology Transfer, and Global Competition: A history of the Japanese watch industry since 1850, Routledge, 2016.

 

 

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