Les horlogers de la Henry Graves part 2: inspirés par Breguet
La célèbre montre de poche de Patek Philippe, longtemps la plus compliquée, fut produite à la Vallée de Joux. L’exposition Star Watch au Musée Espace Horloger nous offre une information inédite.
Les échanges nombreux entre les deux horlogers Jean Victorin Piguet et Paul-Auguste Golay, mettent à jour une information inédite. Dans cette correspondance conservée et révélée pour la première fois au public dans le cadre de l’exposition Star Watch au musée de l’Espace Horloger de la Vallée de Joux, on apprend que Breguet fut source d’inspiration pour la réalisation de la Henry Graves! Ce sont donc des trésors archivistiques qui viennent d’être mis en valeur et exposés au Sentier jusqu’à la fin du mois d’avril 2016.
Star Watch à L'Espace Horloger
En effet la correspondance technique entre les deux horlogers se réfère souvent à la montre de Praslin. Cette montre Breguet n° 92 était la propriété du Duc de Praslin (1756-1808) avant d’entrer dans la collection privée du collectionneur anglais David Lionel Salomons (1851-1925), tout comme la montre Breguet n° 160 dite la Marie Antoinette.
Avant sa mort, David Lionel Salomons fit don de la Marie Antoinette au musée d’Art Islamique de Jérusalem et légua la montre de Praslin au Musée des Arts et Métiers de Paris en 1923
Star Watch à L'Espace Horloger
Extraits d’une correspondance jamais montrée:
Jean Victorin Piguet à Paul-Auguste Golay, le 6 décembre 1926
… «Nous avons donc fait un prix approximatif pour cette montre Praslin et nous ne savons si le client y donnera suite. Dans ce cas nous irons à Paris et le mieux serait que vous y veniez aussi si la chose est possible. Toutefois nous ne tenons pas outre mesure à avoir cette pièce à faire, qui sera un casse-tête, nous préférons faire des pièces plus modernes dont nous en avons beaucoup en travail et nous pensons que vous êtes de même avis.»
Considérée comme le chef d’œuvre d’Abraham Louis Breguet après la Marie Antoinette, cette montre Praslin sera étudiée par Jean Victorin Piguet dans le cadre de son travail. Tout au long de sa correspondance, le travail de Breguet apparaît comme une référence et une source d’inspiration majeure. L’horloger Ferdinand Berthoud est également cité ainsi que les horlogers combiers comme Elysée Golay ou Léon Aubert.
Les extraits de correspondance qui suivent donnent un aperçu des problématiques à la fois techniques et financières discutées par les deux hommes:
Jean Victorin Piguet à Paul-Auguste Golay, le 12 juillet 1927:
«Pour la question du prix de ces mécanismes, il faut nécessairement que celui qui les fait soit rétribué de ses peines; toutefois, comme vous le dites, il faut rester dans une limite qui ne décourage pas le client et permette une suite pour plus tard. Nous avons vu il y a une semaine le chef actuel de la maison Breguet… Ainsi le prix de revient de la Marie Antoinette n’est pas de 30’000 frs, mais de 8 à 10’000. ».
Les fenêtres de l'atelier d'Aubert Juste Olivier en 1932
… «Votre nombrage de roues et pignons tient-il compte que pour revenir au même point tous les 4 ans, la roue annuelle doit faire un tour en 365 jours et quart, pour compenser la dent que l’étoile saute en plus le 29 février?Autrement l’écart, au bout de 4 ans ferait que le 3 mars marquerait l’heure du 29 février et l’erreur augmenterait de plus en plus.»
Paul-Auguste Golay à Jean Victorin Piguet, le 9 juillet 1927:
… «Savez-vous que Breguet payait environ 500 frs pour un de ces quantièmes, ce qui fait près de 1800 frs de monnaie?
Je suis bien loin de prétendre à ce dernier prix, mais j’espère quand même que vous en avez compte dans vos tractations avec vos clients (auxquels vous pouvez le rappeler au besoin) et que vous avez réservé une certaine marge pour l’imprévu auquel nous sommes exposés.»
La famille de David Alfred Nicole
Figures de légendes, horlogers paysans
Les autres hommes qui ont également participé à ce projet sont également hauts en couleurs et représentatifs de la vie légendaire que menaient les horlogers-paysans de la Vallée de Joux. Juste Olivier Aubert (1856-1932) réalisa le système de remontage de la montre Henry Graves juste avant sa mort à l’âge de 76 ans. Il n’a pas d’ascendance connue. Enfant abandonné ou orphelin, il semble avoir été élevé dans une maison d’accueil à l’Orient. Très jeune il travaille dans les fermes. C’est probablement dans l’une de ces fermes où l’on pratique à la fois l’élevage et l’horlogerie durant l’hiver, qu’il fait son apprentissage et devient lui-même paysan-horloger. Il épouse Louise Rochat (1852-1898) et s’installe dans une ferme de la communauté darbyste des Bioux-dessous avec quelques vaches. Après le décès de sa femme il se remarie en 1898 avec une autre Louise Rochat avec qui il élèvera les enfants de son premier mariage et ceux qu’il aura de ces deuxièmes noces.
Juste Aubert a eu 11 enfants dont 7 survivront. L’aîné de ses fils, James Aubert embrasse la carrière de son père et ouvre une usine atelier au Brassus. Il est possible que James Aubert ait également travaillé sur le système de remontage que Victorin Piguet avait commandé à son père. Homme humble comme le voulaient les valeurs de sa religion, Juste Aubert n’a eu de cesse de réparer le traumatisme de son enfance en constituant une famille à qui il transmettra ce qu’il a bâti tout au long de sa vie. Issue de son deuxième mariage, Eva Madelaine donnera naissance à une certaine Agnès qui deviendra la secrétaire de M. Lugrin à l’usine Lemania de l’Orient. C’est elle qui nous a transmis aujourd’hui toutes ces informations sur son grand-père en donnant accès à ses archives familiales.
Charles Rochat, horloger, prédicateur et… arracheur de dents
Charles Rochat-Reymond ( ?-1941), était un autre horloger travaillant avec Jean Victorin Piguet. Il était également prédicateur et arracheur de dent! C’était un homme très impliqué dans sa communauté des Bioux, en plus de son métier d’horloger tourneur.
Dans son atelier d’horlogerie il travaillait sur un tour à pivoter pour tailler au burin des axes de roues minuscules dont les pivots étaient calibrés au centième de millimètre. C’est dans ce cadre qu’il réalisa les axes de roues du mouvement et du chronographe de la Henry Graves. Issu des milieux évangéliques protestants, Charles Rochat était un homme important de la communauté darbyste des Bioux. Très engagé, il dévoua sa vie à son prochain et sa modestie en faisait un homme respecté par ses contemporains. Ses fortes convictions et sa foi l’encouragèrent à devenir prédicateur. Il savait deviner les difficultés de chacun, les comprendre et donner des conseils judicieux avec tact et pédagogie.
Gravure représentant Luc Rochat au travail
Charles Rochat occupait aussi les fonctions d’homme téléphone (messager ou courrier) au sein de sa communauté. Sa maison étant équipée d’un téléphone, c’est lui qui portait les messages destinés à ses voisins. Enfin, c’est également chez lui que l’on venait pour résoudre les problèmes de dents. Les souvenirs de jeunesse de Claude Bernet retranscrits dans son livre, donnent un aperçu de cette partie de sa vie: «Mauvaises dents, n’est-ce pas Charles? Charles approuvait abondamment. On finissait toujours par ouvrir la bouche. Il y avait d’ailleurs sur un coin de table une demi-plaque de chocolat, denrée encore rare en ces temps-là, perspective adoucissante et trompeuse. On ouvrait la bouche, le diagnostic était rapide et peu douteux.
L’objet de l’intervention était en général bien visible et la carie assez noire pour éliminer le doute. La pince n’apparaissait qu’au dernier moment, sortie on ne sait d’où. Une main puissante vous empoignait la tête et hop! Si c’était douloureux, du moins c’était court.» (texte issu du livre La Grande Complication de Claude Berney.)
Comme ces hommes aux fonctions multiples, David Alfred Nicole, Michel François Piguet, Louis Rochat-Benoit et Luc Rochat ont également réalisé des travaux pour la Henry Graves en suivant ce style de vie rural qui était la norme dans les vallées de montagne.
Philippe Dufour, gardien du Vallée de Joux way of life
Reflet d’une époque et certainement de la rudesse de la vie dans un milieu naturel sauvage et hostile, ce way of life était probablement plus une nécessité qu’un choix de vie. Cependant nous sommes en droit de nous poser la question lorsque l’on rencontre aujourd’hui certains horlogers indépendants de la Vallée de Joux. Philippe Dufour est connu pour perpétuer la tradition des montres compliquées de la Vallée de Joux. Mais il faut le côtoyer quotidiennement dans son milieu combier pour s’apercevoir qu’il perpétue également une culture et des traditions populaires souvent occultées par la renommée mondiale de sa vallée en horlogerie.
Philippe Dufour, à l’image d’autres horlogers de la Vallée, semble avoir adopté ce style de vie, indissociable de sa personne et de sa pratique horlogère. S’il n’est pas derrière son établi, c’est qu’il est occupé en forêt par son activité parallèle, au service de la communauté locale. Alors si vous voulez le rencontrer, allez vous promener en forêt et là peut être saisirez vous la culture horlogère combière dans son intégrité!
Philippe Dufour est membre de la commission horlogère du Musée horloger de la Vallée de Joux, l’Espace Horloger. C’est à ce titre qu’il a eu l’occasion, juste avant la vente de la montre de poche Henry Graves chez Sotheby’s, de l’observer.
Musée Espace Horloger. Exposition temporaire Star Watch (dédiée à la montre de poche Henry Graves) - jusqu’au 24 avril 2016
Première partie de cet article: Horlogers de la Henry Graves part 1: les oubliés de l’histoire
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