Comment les boursicoteurs en montres et gentlemen dealers ruinent le marché secondaire de l'horlogerie
Nous connaissons tous ce genre d'ami collectionneur de montres, magnat dans l'immobilier ou la finance, et qui veut profiter de la rareté de certains modèles pour les revendre avec de juteux bénéfices.
Mon collègue Benjamin Teisseire a récemment écrit un article passionnant sur la disparition du marché gris au profit des magasins d'occasion certifiés et des boutiques de seconde main gérées par les marques. Je vous en recommande la lecture. Aujourd'hui, il est temps de se pencher sur deux autres acteurs du marché occulte de l'horlogerie, le "flipper" et le "gentleman dealer". En américain, le flipper désigne le petit boursicoteur qui achète plusieurs montres pour les revendre rapidement avec un juteux bénéfice.
De nouvelles méthodes ont fini par contourner le marché gris des pièces. À moins que vous n'ayez vécu sous un rocher ces dernières années, vous avez remarqué les ÉNORMES bénéfices engrangés sur toutes les grosses marques, de Rolex Daytona aux Patek Philippe. En somme, le marché est devenu complètement dingue. Ainsi, un de mes amis a acheté sept Omega Speedy Tuesday sous différents e-mails, tandis qu'un autre a reçu de ma part une montre en cadeau en provenance d’Europe. Ce dernier l’a aussitôt revendu le double de son montant initial. Certains de ces "flippers" ou "gentlemen dealers" sont inscrits dans les listes d'attente de dizaines de détaillants en même temps.
Quelles sont les véritables raisons de ce fléau ? C'est compliqué. En préambule, ces dealers du marché gris ne sont plus les seuls à vendre des stocks excédentaires ou à facturer un petit plus pour une montre très prisée à un moment donné. Des garde-temps historiques se retrouvent en un rien de temps propulsés au firmament de l’actualité horlogère sur les réseaux sociaux. Un nombre considérable de jeunes hommes et femmes tentent à leur manière de tirer profit de l'industrie horlogère. Je devrais le savoir, j'ai quitté un emploi stable dans la finance et j'ai vendu quelques montres pour contribuer à financer ce rêve.
Il y a tout juste cinq ans, les canons traditionnels de la distribution de montres impliquaient des détaillants en briques et mortier, des intermédiaires (appelés également distributeurs), parfois par le biais d’Internet, et des ventes privées via des collectionneurs et des revendeurs du marché gris. Le nouveau paysage actuel comprend iMessages, WhatsApp, Venmo, PayPal, Instagram et même Bitcoin. Bien que les marques continuent de croire qu'elles vendent des pièces à des collectionneurs et de véritatables passionnés, certaines sont choquées de découvrir qu'une nouvelle industrie artisanale est née des cendres du marché gris.
“Flipper”
Wikipedia définit le "flipping" comme "un terme utilisé principalement aux États-Unis pour décrire l'achat d'un actif générateur de revenus et sa revente rapide (ou "flipping") dans un but lucratif".
Alors que la prise de bénéfice rapide est courante dans l'immobilier et dans le marché boursier, elle est maintenant omniprésente dans l'industrie horlogère. Beaucoup achète une montre par pur plaisir. Un flipper, par contre, acquiert une montre avec l'intention d’en faire un profit.
Oui, je sais, vos amis et votre famille vous serinent à tout bout de champ que "les montres ne sont PAS un investissement" et bien que cela soit vrai, il y a beaucoup d'argent à se faire dans ce créneau. J'avoue que j'ai beaucoup d'amis qui s'identifient comme des " flippers", j'en ai même interviewé quelques-uns pour cet article.
"Dans le marché actuel, le retournement est inévitable. Avec des prix du marché gris parfois supérieurs de 100 % à ceux de la vente au détail, l'attrait pour un client d'acheter une pièce convoitée et de la vendre en réalisant un profit important est tout simplement trop élevé. Ce n'est plus de la petite monnaie." - "Flipper" anonyme
Ces personnes gagnent des revenus à six chiffres par an et détiennent une impressionnante collection de montres. Peut-on les qualifier de collectionneurs ? Oui, certes. Mais ils souffrent d’une maladie incurable dont la simple acquisition d'une montre ne saurait les soulager. Elles veulent monétiser leur passe-temps. A l'instar de leurs succès professionnels, les "flippers" cultivent de précieuses relations avec les détaillants afin d’acquérir une ou plusieurs pièces, à la façon d'un oligarque russe. Et après ils sévissent !
En fait, plus vous achetez de montres chez votre détaillant, plus vous aurez accès à des pièces convoitées. Une fois que les vannes de ce juteux marché s'ouvrent pour le flipper, il entrevoit les profits à réaliser. C'est la loi de l'offre et la demande. Si les montres ne pouvaient pas être revendues sans profit, il n'y aurait tout simplement aucun intérêt.
Mais à mesure que la production de plus en plus limitée de modèles s’instaure comme une norme dans l'industrie, des majorations de 20, 40 et même de 100 % deviennent monnaie courante pour les collectionneurs. Pourquoi ? Parce que le collectionneur moyen n'a pas accès à ces pièces. D’autant que les détaillants les offrent à leurs meilleurs clients, ou pis encore, à des tierces parties des plus louches qui en tirent profit. Les médias sociaux contribuent à perpétuer la convoitise et le désir de ces montres en présentant continuellement des images de vos amis et collègues collectionneurs louant la montre idéale que vous ne pouvez pas vous acheter.
Une fois que les flippers entrent dans la danse, ils font main basse sur les modèles en vogue en utilisant leurs liens avec les détaillants. La vente de la marchandise récemment acquise s’effectue de manière très simple via un courrier à Instagram, un sms ou à un groupe de chat sur WhatsApp, ou encore sur simple appel à un revendeur du marché gris. Le profit se situe entre quelques centaines de dollars et des dizaines de milliers dans de rares cas.
Pourquoi les flippers, ces boursicoteurs en montres, se donnent-ils tant de mal ? Souvent, il n'y a aucune garantie de revente de la montre. Pis encore, si le détaillant découvre que vous avez revendu votre nouveau garde-temps pour un profit, il y a de fortes chances de finir blacklisté sur ses listes. Pour autant, ces boursicoteurs tiennent tous le même discours. Acheter plusieurs montres auprès du même détaillant, représente une garantie de se voir proposer d'autres modèles par la suite.
La plupart de ces flippers gagnent des revenus à six chiffres, alors pourquoi se donnent-ils tant de mal pour se faire quelques dollars de plus ? Un flipper anonyme a dit:
"Mon amour pour les montres va au-delà de la possession et de la collection, et j'adore la chasse. Je ne trouve rien de plus gratifiant que d'acheter une belle pièce bien en dessous du marché, de la porter pendant quelques jours ou quelques semaines, et de la revendre pour en tirer profit. Cela me permet de profiter d'un plus grand nombre de montres que je n'aurais pu en acheter autrement[si j'avais dû toutes les conserver]."
Les bénéfices en chiffres
Pour illustrer ce sujet, passons en exergue trois exemples de prix.
1. Rolex Cosmograph Daytona (AKA the Daytona C)
Cette montre, véritable licorne, n'a pas été vue dans les vitrines d'un détaillant depuis des décennies et n'est offerte qu'aux meilleurs clients. Prix de détail : 12 400 $US. Combien se monnaye ailleurs cette rareté? D'après les consultations avec les flippers et les tenants du marché gris, 21 000 $ en moyenne. C'est une majoration de 60 % par rapport au prix de détail. Faire un profit de 8 600 $ avec une simple carte de crédit et un simple clic sur l'iPhone est loin d’être une mauvaise façon de passer un après-midi.
2. Patek Philippe Nautilus ref. 5711
Le 5711 qui est à 29,800 $, demeure le favori actuel, il procure des gains énormes dans les ventes du marché secondaire. L'an dernier, le prix moyen dans le marché secondaire a grimpé à plus de 50 000 $. Bonus supplémentaire, si votre 5711 possède un timbre Tiffany, cela peut vous rapporter plus de 100 000 $
3. Rolex GMT Master II “Pepsi”
La chouchou de Baselworld 2018, au prix de 9 250 $. Avec un nombre limité de montres disponibles à la vente juste après son introduction, les prix initiaux du marché secondaire étaient exorbitants. Même aujourd'hui, son prix médian dans le marché secondaire est de 18 500 $. Pas du tout une mauvaise façon de doubler votre mise.
Gentleman dealer
Vous connaissez ce genre de type, les gens qui "connaissent toujours un gars", qui glissent discrètement après avoir posté une montre à laquelle vous rêvez, "Hey man, je peux t’avoir cette montre". Bien sûr, il connaît un dealer du marché gris ou qu'il gère sa petite entreprise de revente de montres. Un gentleman dealer est un ami et un collectionneur capable de faire jaillir l'eau d'une roche.
Au niveau pratique, on peut dire que ce procédé relève du pur opportunisme au détriment des vrais collectionneurs et des marchands dignes de confiance. J'ai fait l'erreur de demander une montre à un ami qui, je l'admets, est un gentleman dealer. Le résultat a été stupéfiant.
J'en ai parlé à Vincent Brasesco, CFO d'AnalogShift, un détaillant de montres anciennes, qui m'a dit : "Bien qu'AnalogShift propose principalement des montres anciennes, nos clients - tout comme nous - ne collectionnent pas seulement des pièces anciennes. On nous demande constamment des Daytona en céramique, des GMT-Master II et divers modèles contemporains Patek. Quand nous avons une Daytona de près de 20 000 $ pour un client et que nous expliquons que c'est le meilleur prix que nous pouvons obtenir – nous sommes bien souvent confrontés à beaucoup d’incrédulité ! Il s'agit d'un cas où l'offre et la demande ne sont pas en équilibre – et dans certains cas à un degré extrême. À moins que l'utilisateur final ne cesse de payer pour se retrouver en tête de liste, il est difficile d'envisager un scénario où les individus en quête de profits ne chercheraient pas à capitaliser leur mise. La réalité, c'est qu'il s'agit d'un marché non réglementé avec peu de freins et contrepoids."
Les gentlemen dealers veulent être partie prenante d’une industrie qui, depuis des décennies, a impliqué une petite équipe d'initiés interconnectés qui connaissent tous les rouages et montres disponibles. Un autre collectionneur, Amr Sindi (alias l'Horophile) me l'expliquait:
"Dans chaque hobby, il y a une part d’opportunisme. Il y a la "Watch X" dont l'offre est inférieure à la demande actuelle, et il est logique que des vautours aient jeté leur dévolu sur cette pièce afin de faire un profit rapide. Au moins dans l'ancien temps (enfin, avant l'Instagram, en tout cas), les marchands se comportaient comme tels, les flippers de simples petits boursicoteurs et les collectionneurs de vrais passionnés. Cela ne veut pas dire que ces acheteurs s'excluaient mutuellement, mais au moins les lignes étaient tracées. Maintenant, n'importe quel idiot avec un compte Instagram et un détaillant autorisé dans son voisinage peut acheter et vendre avec un bénéfice. Ne comptez pas sur moi ! "
Les solutions à ce problème ?
En fait, les flippers et les gentlemen dealers naviguent dans les eaux d'une industrie animée par la passion, le travail acharné et le respect de la valeur. Ce qui chagrine les collectionneurs sincères. Certes, les marques et les détaillants sont motivés par le profit, mais des personnes peu recommandables spéculent sur des pièces très en vogue pour combler la demande. Et donc de réaliser de juteux gains. Des procédés à l'encontre des valeurs éthiques de l'industrie.
Bien sûr, l’idéal serait que les marques fabriquent plus de produits, ce qui diluerait ce marché devenu fou. Cependant, l'exclusivité stimule la désirabilité et produire suffisamment de Daytonas, Nautilus et "Pepsi" pour satisfaire la demande des collectionneurs pourrait faire plus de mal que de bien. La plupart des gens veulent ces montres parce qu'ils ne peuvent pas les acquérir. Le frisson de la chasse est ce qui pousse la plupart des collectionneurs à fureter chaque matin.
Mais quelles sont les solutions ? De nombreuses marques prennent déjà des mesures pour s'assurer que leurs montres sont destinées à la bonne clientèle. Actuellement, des protections sont mises en place pour limiter le flipping et les transactions sur le marché gris. L'une des idées présentées est la numérisation des listes d'attente afin de permettre aux marques de limiter le flux de produits à une clientèle méritante. Il sera intéressant de voir comment les marques adapteront leur stratégie de marché à ce phénomène relativement nouveau.